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Transformation des marches du travail et montee de la précarité

Transformation des marches du travail et montee de la précarité

 C’est à partir d’une analyse de la structuration des marchés du travail, et notamment des configurations qui ont découlé de la constitution étatique du salariat, que les enjeux de la remise en cause du travail à procurer de la protection sociale peuvent se comprendre. Les marchés du travail se caractérisent par une segmentation et une sectorisation relativement rigides, qui recoupent à plusieurs égards des lignes « ethniques » ou de nationalité. La fragmentation du marché du travail est notamment engendrée par des facteurs institutionnels et politiques, qui répondent au besoin d’une gestion politique de la force de travail et de la protection sociale par l’Etat (Van Acken 2004, De Bel Air 2003). En effet, l’Etat crée de l’emploi « formel » essentiellement pour les ressortissants nationaux alors que, par ailleurs, des branches entières d’emploi sont explicitement maintenues hors du droit du travail et de la sécurité sociale, et embauchent d’importants contingents de non-nationaux. Les emplois les plus ingrats sont souvent confiés à des travailleurs d’autres pays arabes, asiatiques ou africains, dont la précarité de statut et la faiblesse des droits entraînent des conditions de travail plus dures et des rémunérations plus basses que les nationaux. La région est en effet marquée par de considérables flux de main d’œuvre. Chaque pays a ses immigrés, alors qu’une émigration massive (vers l’Europe et interarabe) permet d’absorber une partie de la population active et d’améliorer le niveau de vie d’une large proportion des ménages.
Les transformations en cours signent une rétraction de l’emploi formel, une forte montée du chômage et une tendance à l’alourdissement de l’informel, qui concerne un large éventail de groupes sociaux. Elles entraînent aussi une montée de la pauvreté et de la précarité : le travail est tendanciellement moins susceptible de fournir un revenu suffisant et stable. La plupart des nouveaux emplois sont créés dans des services de faible productivité et de faible rémunération, et la productivité du travail continue de se détériorer, malgré la croissance continue du capital humain.

1.       Tensions sur les marchés du travail : la montée du chômage

La réduction des dépenses publiques et les privatisations se traduisent par un ralentissement de la croissance de l'emploi public dans la plupart des pays même si certains États ont, dans les premières années de crise, continué à absorber une part importante des demandeurs d'emploi. Or les opportunités migratoires ne cessent de chuter depuis la moitié des années 1980, et le secteur privé, défavorisé par les orientations de politiques économiques depuis les années 1960, n’a pas engendré assez d’emploi pour absorber les nouveaux actifs : en Algérie, entre 1984 et 1989, l’emploi privé, bien qu’en croissance rapide, n’a pu absorber que la moitié des nouveaux arrivants sur le marché du travail ; au Maroc, entre 1986 et 1995, les trois-quarts. En Egypte, la croissance de l’emploi privé (1986-1995) n’est que la moitié de celle du public (World Bank 2002).
C’est que l’offre de travail – la demande d’emploi – augmente à un rythme croissant. Elle est alimentée par un taux moyen de croissance de la population active considérable, et qui ne cesse de s’élever depuis les années 1960. Alors qu’il se situait aux alentours de 2%, il atteint aujourd’hui 3,6% par an en moyenne, le plus haut niveau mondial. Il est tout d’abord nourri par la croissance démographique, qui demeure élevée malgré une réduction importante des taux de fertilité. On peut distinguer deux catégories de pays (tableau 3) : ceux où la croissance démographique est tombée autour de 2 à 2,3% (e.g. Egypte, Tunisie, Israël) et ceux où elle est supérieure à 3% (Palestine, Syrie, Jordanie, Libye par exemple). Plusieurs effets de structure jouent ensuite dans le même sens. En effet, en raison du faible taux d’activité des femmes hors secteur agricole et du poids démographique des moins de 14 ans, le taux moyen de participation à la population active est resté le plus faible du monde, loin derrière les autres grandes régions : 33% du total (contre 47% pour l’ensemble des PED), ou 57% de la population en âge de travailler en 1996. Mais il augmente depuis le début des années 1990, après deux décennies de stabilité. En effet, d’une part, les générations du baby boom parviennent à l’âge de travailler et arrivent en ce moment sur le marché du travail : d’autre part, le taux de participation des femmes à la population active augmente ; c’est l’une des tendances marquantes et continue des dernières décennies, surtout parmi les 15-29 ans (ILO 2000a, World Bank 2003).



taux de croissance de la pop. active en %/an
Taux de participation à la population active  de la population en âge de travailler (15-64) en 1980 & 2000 (%)

1980-97
1997-2010
H 1980
H 2000
F 1980
F 2000
Algérie
3,9
3,8
80,4
79,6
19,1
31,2
Egypte
2,6
2,7
83,5
82,1
29,3
37,1
Israël


81,9
79,4
42
56,3
Jordanie
5,3
3,6
78,7
79,5
14,6
27,9
Liban
3
2,5
77,7
81,1
21,4
32,3
Libye
2,8
2,6
85,6
78,1
23,3
26,2
Maroc
2,5
2,5
84,6
82,7
38,1
43,7
Palestine (Gaza)
5,5

64,3
71
6,1
9,4
Syrie
3,8
3,7
82,1
80,1
23,6
29,9
Tunisie
2,8
2,5
84,9
83,1
34,5
39,6
Région arabe
3,1*






*: 1990-1999




Source: ILO 2000a et  ERF 2000.

Il n’est pas surprenant qu’une telle configuration du marché du travail débouche sur un chômage important, qui reflète l’écart entre la croissance de la population active et la création d’emplois. Aujourd’hui, la région ANMO connaît les taux de chômage les plus élevés au monde. De 15% en moyenne pour la région, il atteint 20% au Maroc, 25 à 30% en Algérie et en Libye, et un taux beaucoup plus élevé en Palestine (ERF 2002).
Le chômage est l’une des manifestations de la difficulté d’insertion des jeunes sur le marché du travail, et de la précarité de leurs modes de vie. Le chômage affecte les jeunes deux fois plus en moyenne que les autres groupes d’âge. Sauf au Maroc (environ 40%), en Palestine, en Jordanie et au Liban, les 15-25 ans représentent plus de la moitié des chômeurs, et même les trois-quarts pour l’Egypte, la Syrie et l’Algérie (ILO 2003). Un quart environ de cette classe d’âge est officiellement au chômage en Egypte et au Liban, près de la moitié en Algérie (UNDP 2002). Les jeunes femmes ont un taux de chômage supérieur de 50% environ à celui des jeunes hommes, en raison de l’accroissement de leur taux de participation. Bien évidemment, ces faits ont des répercussions sociologiques et politiques non négligeables.
L'examen de la structure du chômage montre qu'il touche le plus durement les jeunes éduqués (niveau secondaire et supérieur) [1]. Parmi les chômeurs, 40% environ ont terminé leur éducation secondaire en Algérie, en Syrie et en Tunisie ; près des deux-tiers en Jordanie et en Egypte, et seulement 20% au Maroc (non que les diplômés y soient moins chômeurs, mais ils sont surtout moins nombreux dans la population). De fait, la première cause de chômage dans la région est l'incapacité des diplômés à obtenir des emplois publics de plus en plus rares (ERF 1996) : alors qu'ils étaient auparavant presque automatiquement absorbés par le secteur public, ces jeunes diplômés  se retrouvent aujourd'hui en surnombre, avec des qualifications souvent redondantes et peu utiles pour le secteur privé (déficit de formations techniques et professionnelles). C’est ce qui est qualifié de « chômage du secteur public » ou « chômage institutionnel »  par la Banque mondiale: les chômeurs sont des déboutés ou sur une liste d’attente de l’emploi public, qui résistent à faire leur deuil de leurs représentations à l’égard du salariat.
Pour autant, chômage n’est pas systématiquement équivalent à pauvreté : ces chômeurs n'appartiennent pas massivement aux catégories les plus pauvres, mais aux couches moyennes – populaires. Ils ont plutôt moins de chances que les autres de se trouver en bas de l’échelle des revenus. Les personnes appartenant au quintile le plus pauvres sont sous-représentés dans la catégorie des chômeurs (urbains) déclarés en Egypte (13,8% en 1997) et en Jordanie (18,1% la même année), mais pas au Maroc (20,3% en 1999) (World Bank 2003). De surcroît, les plus pauvres, n’ayant pas les moyens de ne pas travailler, ne peuvent se permettre de demeurer chômeurs et trouvent, ou créent, un « petit boulot en attendant » (UNDP 2003). L’absence d’emploi formel gonfle donc l’informel (Tourné 2004). C’est pourquoi il serait intéressant de pousser les analyses en termes de sous-emploi, visible ou invisible, qui ont le mérite de souligner le faible niveau de productivité de ces activités de survie ; et d’attirer l’attention sur le gaspillage de ressources, sinon le scandale humain, que constitue le repli de personnes dotées d’une qualification dans des formes de travail totalement décalées, voire dévalorisantes. Au début de la décennie 2000, de 25% à 60 de la population active, selon les pays, se trouverait en situation de sous emploi (Agenor & alii, 2003). En Syrie, 25% de la population active avait travaillé moins de trois heures par jour en 1999 (ERF 2002).

2.       La croissance des activités informelles

Les évaluations disponibles situent la taille de l’emploi informel pour l’ensemble de la région entre 40 et 55% du total de l’emploi non agricole. En Egypte, le secteur informel est estimé à plus de la moitié de l’emploi total, et à plus des deux tiers de l’emploi privé. En Tunisie, la proportion informel / emploi total non agricole est de la moitié, alors qu’elle est plus proche de 40% en Algérie, au Maroc et en Tunisie (ILO 2003) et égale au tiers en Syrie (ERF 2002). Un décalage est constaté entre les personnes n’ayant pas de contrat de travail et celle ne bénéficiant pas de couverture sociale : il s’agit d’ayants droit d’un assuré social, qui ne sont pas eux-mêmes affiliés. Il demeure qu’une partie considérable, atteignant la moitié des travailleurs en Egypte, n’a aucune couverture sociale (ILO 2000b). Au sein de l’emploi informel, les indépendants occupent une part prépondérante (par rapport à l’emploi salarié dans de petites entreprises) : la moitié en Egypte et en Tunisie, les deux tiers en Algérie et en Syrie, et jusqu’au quatre cinquièmes au Maroc (World Bank 2003). Les femmes, majoritairement concentrées dans l’emploi public, sont moins représentées dans l’informel que les hommes, sauf au Maroc.
Les enquêtes et études montrent aussi la croissance rapide de ces activités au cours des années 1990, tout comme celle de la probabilité pour un actif de devenir un travailleur informel (Tourné 2004, Boissière 2004, Merani 2004). La plupart de l’emploi créé aujourd’hui l’est hors droit du travail et sécurité sociale[2], ce qui consacre le préjudice porté aux caisses de sécurité sociale. Au Maroc, la moitié des emplois créés entre 1985 et 1993 sont informels, mais le rythme s’est ralenti au cours des années suivantes (ILO 2003). C’est en Tunisie que l’emploi informel est le plus dynamique aujourd’hui : la moitié environ de l’emploi créé entre 1997 et 2001 (World Bank 2003).
La croissance des activités informelles, c’est-à-dire non protégées et fréquemment irrégulières, manifeste la précarisation de l’accès à l’emploi et une réduction des revenus réels du travail.
L’informel est aujourd’hui la forme dominante d’intégration sur le marché du travail. Le constat n’est pas nouveau concernant les nouveaux urbains amenés par les transformations des zones rurales, et les travailleurs étrangers de faible qualification, intégrés en priorité dans des activités de « l’informel institutionnel », parfois intermittentes et saisonnières, dont le statut dérogatoire était généralement explicite (emplois domestiques, chauffeurs de taxis, d’ouvriers de la construction, de journaliers agricoles, d’employés dans les établissements hôteliers et de restauration…).  Mais cela est de plus en plus le cas pour les diplômés chômeurs en attente d’un emploi correspondant à leur qualification ou en ayant abandonné l’espoir, qui y cherchent un palliatif espéré transitoire (Tourné 2004, Boissière 2004, Merani 2004). Il s’agit souvent d’auto-emploi, favorisé par les programmes de micro-finances ou de « prêts chômage » destinés notamment à des diplômés. Ces programmes offrent de petits crédits d’investissement à des chômeurs dans l’espoir de les transformer en petits entrepreneurs – qui prennent des risques mais n’ont pas de protection sociale autre que leur capital en propriété. Le statut informel constitue aussi un moyen d’intégration dans le secteur privé formel : faute de parvenir à réformer le droit du travail, les autorités font généralement montre d’une grande tolérance à l’égard de l’emploi hors du droit du travail, sans contrat et sans sécurité sociale, par des entreprises ayant pignon sur rue. En particulier, sous prétexte qu’elles ne garderont leur place que jusqu’à leur mariage, et qu’elles ne cherchent qu’à passer le temps, les entreprises du privé tendent à embaucher les femmes hors de toute légalité et protection sociale, ce qui contribue à ce qu’elles quittent effectivement leur emploi lorsqu’elle deviennent mères de famille. La tolérance des pouvoirs publics à l’égard de l’informel fait, de façon croissante, office de politique de gestion du chômage des ressortissants nationaux et d’encouragement au secteur privé (World Bank 2003). La segmentation des marchés du travail des années 1970 et 1980 a en effet perdu de sa rigidité. Entre l’emploi public formel, l’auto emploi familial ou artisanal, et les branches réservées de facto aux immigrés, l’informel croît comme une forme de tiers secteur d’intégration, où se côtoient immigrés et nationaux, et où ils sont souvent en concurrence. Ce « mélange » ne se fait pas sans tensions : en effet, bien que la « chasse aux étrangers voleurs d’emplois » soit lancée, tout au moins officiellement, dans presque tous les pays, et que les législations nationales aient tendance à incorporer de plus en plus de secteurs d’activités dans ceux réservés aux nationaux, ces derniers sont souvent réticents à occuper des emplois entachés de façon péjorative parce qu’assumés par des étrangers relativement méprisés pendant des décennies. Parfois, ce sont les femmes qui s’intègrent en premier dans ces formes d’emploi déclassé (Des tremau 2002, Van Aken 2004).
Alors que des effectifs croissant de chômeurs, migrants de retour et nouveaux entrants sur le marché du travail, se tournent vers les « petits boulots » et « la débrouille », il est vraisemblable que les rémunérations obtenues dans l’informel, de moins en moins capable d’absorber ces nouveaux venus, chutent (World Bank 2002). Dans un contexte de crise économique, activité informelle est souvent équivalent, non seulement avec un manque de sécurité sociale liée à l’emploi et une grande irrégularité d’activité, provoquant incertitude et précarité, mais aussi à un faible niveau de revenu. De fait, les urbains appartenant au quintile le plus pauvre de revenus représentent 23,1% des travailleurs journaliers et 13% des travailleurs non salariés en 1997 en Egypte, 18,2% et 16,9 respectivement en Jordanie la même année, et 4,6% et 37,1% respectivement au Maroc en 1999 (World Bank 2003).
La croissance des activités informelles répond aussi à des besoins de revenus complémentaires, qui traduisent la baisse du pouvoir d’achat des revenus du travail (ESCWA 1996). L’accroissement marqué des salaires dans les années suivant les deux booms pétroliers a fait long feu. L'infléchissement de la dynamique rentière après la moitié des années 1980 s'est traduit par la baisse des salaires réels moyens dans la plupart des pays de la région ANMO. Hors Conseil de Coopération du Golfe, les salaires réels dans le secteur manufacturier, qui représente entre un cinquième et un tiers de la population active, ont baissé de 5,5% en moyenne entre 1985 et 1990 (sauf au Maroc et en Tunisie). Les années 1990 ont connu une plus grande stabilité, mais on évalue la baisse moyenne à 2% par an au cours de la période 1990-1996. L’indice (1990 = 100) en est tombé à 77,4 en 1996 pour l’Algérie, à 87 en 1995 pour l’Egypte et 93 pour la Jordanie (UNDP 2002). Si la baisse, ou tout du moins la stagnation, de la productivité a pu servir de facteur explicatif à la chute des salaires réels constatée ci-dessus, on se doit de constater que le partage des gains récents de productivité ne profite que faiblement aux salariés. Le niveau des inégalités de salaire dans le secteur privé est d’ailleurs un des plus forts du monde en développement. Dans le secteur public, l’écart des salaires est plus faible parce que les grilles de rémunération prennent plus en considération les niveaux d’éducation et l’ancienneté, et ne répondent pas à une logique de marché et de productivité. De surcroît, face à l’érosion générale de leur valeur réelle, les gouvernements ont tendu à protéger mieux le pouvoir d’achat des échelons les plus bas, contribuant à la contraction de l’échelle des rémunérations. Il demeure que les revenus distribués dans le secteur public et para-public ont nettement perdu de leur pouvoir d’achat. Les salariés de l'État, qualifiés de privilégiés par la Banque Mondiale, ont vu leurs salaires se réduire, parfois radicalement,  jusqu'à passer au-dessous du seuil de pauvreté pour les plus bas d'entre eux, dans certains pays. Pour Jacques Charmes, le salaire public tend à ne plus constituer "qu'une faible partie du revenu familial, au profit de la pluri-activité du fonctionnaire ou des membres de son ménage [...]" (Charmes 1995: 8). Il demeure que l’on constate que seul un faible pourcentage d’employés du secteur public appartiennent au quintile le plus bas de revenus: 5,9% de l’emploi public urbain en Egypte et en Jordanie en 1997, mais seulement 1,5% au Maroc (World Bank 2003). On peut y voir deux raisons: les revenus perçus dans ces emplois constituent une protection contre la grande pauvreté ; l’emploi public puise avant tout dans les couches moyennes [3].
Ainsi, l’informel n’est pas nécessairement une alternative à l’emploi formel, puisque de plus en plus de fonctionnaires pratiquent un double, voire un triple emploi ; ou encore, des membres de leur famille s’engagent dans des activités informelles, en étant couverts par la sécurité sociale du cotisant. Retraités et pré-retraités sont également obligés de posséder d’autres sources de revenus que leurs maigres pensions. Ces stratégies polyvalentes expliquent le maintien d’une forte demande pour des emplois publics peu rémunérateurs mais protégés et stables, qui n’excluent pas l’obtention d’un complément de revenu dans une autre activité privée.
La croissance de l’informel ne peut donc être abordée uniquement comme un signe de dynamisme de l’activité privée, mais bien comme une précarisation généralisée du travail, qui affecte le statut social des membres de la classe moyenne éduquée, contribuant non seulement à leur appauvrissement et à leur vulnérabilité, mais à leur déclassement.

3.       La pauvreté, la vulnérabilité et les inégalités s’accroissent

Jusqu’à la fin des années 1980, des politiques  fortement interventionnistes et redistributives, conjuguées à d’importantes perceptions de revenus exogènes, dont migratoires, avaient réussi à maintenir le niveau de pauvreté monétaire bien en-dessous de ceux constatés dans d’autres aires, alors que les indicateurs sociaux ne cessaient de progresser (World Bank 1995a et 2003). Les revenus de migration internationale et intra-régionale représentaient entre 10% et 30% du revenu des ménages, avec un biais en faveur des plus modestes (les migrants étaient sur-représentés dans le quintile le plus bas des revenus). Dans tous les pays de la région, bien que pas nécessairement au même rythme, ce modèle atteint certaines de ses limites : baisse des revenus de migration (sauf en Algérie et en Tunisie), déficit budgétaire et mesures d'ajustement ont favorisé l'accroissement de la pauvreté. Depuis une à deux décennies, la paupérisation touche les "pauvres traditionnels", qui s'appauvrissent encore, mais aussi les couches moyennes, dont le niveau de vie chute rapidement.
Pour la Banque Mondiale (World Bank 2002) la pauvreté monétaire constitue aujourd’hui un problème considérable dans la région ANMO. Si l’on utilise les normes internationales fréquemment employées, les chiffres de la pauvreté (mesurée par le revenu) sont faibles : 2,3% de la population vivaient avec moins de 1$EU par jour en 1999, contre 4,3% en 1987. Mais à 2$EU par jour, chiffre plus réaliste pour une région à revenu moyen, 29,9% de la population – à savoir 87 millions de personnes – vivaient dans la pauvreté en 1999, un taux inchangé depuis 1987. Autre fait préoccupant, la réduction du nombre absolu de pauvres qui avait été atteinte dans les années 1980 a été inversée dans les années 1990 : si le nombre de très pauvres (<1$/jour/pers.) s’est réduite d’un tiers entre 1987 et 1998, celui de pauvres (<2$/jour/pers.) s’est accru d’un tiers[4]. Plus que l’ampleur de la pauvreté, c’est son essor rapide qui constitue le phénomène marquant des deux dernières décennies. Le processus de dégradation des revenus et d'appauvrissement de couches sociales auxquelles la période "rentière" avait assuré des revenus et un niveau de vie satisfaisants, la croissance du chômage et de formes de travail instables et précaires, tout comme l’affaiblissement des mesures de protection et des services publics procurées par les Etats, constituent une rupture déstabilisante.
La vulnérabilité gagne du terrain. De plus en plus d’individus se retrouvent face au marché (du travail et des biens) dotés d’une faible formation, logés dans de très mauvaises conditions, et démunis du capital social nécessaire pour s’intégrer dans des environnements urbains dont les périphéries ne cessent de se gonfler de nouveaux arrivants. Or les dispositifs institutionnels qui avaient limité cette vulnérabilité et contribué à ce qu’elle ne se transforme pas en pauvreté et en marginalisation sociale fonctionnent de moins en moins bien. Ainsi, pour la Banque mondiale (2004), il existe un fort risque qu’une portion considérable de la population soit précipitée dans la pauvreté, et ceci est particulièrement problématique dans la région ANMO en raison de sa volatilité. En Egypte, par exemple, outre les 23% de pauvres, 37% supplémentaires vivent avec des niveaux de revenu qui ne dépassent pas de plus de 30% le seuil de pauvreté.
Ces évolutions revêtent une importance significative, car la croissance des années 1990 était plus forte que celle de la décennie antérieure. Les modes de croissance ont donc engendré un accroissement des inégalités, qui avaient été contenues pendant deux à trois décennies par les politiques publiques et par la conjoncture économique. Le boom pétrolier du début des années 1970 avait tout d’abord conduit à de très fortes concentrations de patrimoine et de revenu, mais les politiques sociales qui ont suivi et l’importance des flux migratoires avaient abouti à réduire ces inégalités jusqu’à la fin des années 1980. Comme on l’a vu, ces configurations se fragilisent alors que le secteur privé, victime d’un effet d’éviction, n’est pas capable de prendre le relais de l’emploi. Et tant la chute des revenus migratoires[5], la réduction des salaires réels que l’affaiblissement de l’Etat social affecte proportionnellement plus les ménages les plus vulnérables que les autres. Les inégalités s’accroissement donc - entre "classes", mais aussi entre les sexes, entre les régions, entre villes et campagnes (agricoles ou pastorales), entre citoyens et non citoyens...- du fait du jeu des mécanismes de marché (des biens et du travail), à un moment où l’effet redistributif de l’action de l’Etat s’affaiblit lui aussi. En Tunisie et au Maroc, la répartition est plus inégalitaire qu’en Egypte où pourtant, comme en Jordanie (qui occupe une position intermédiaire), les inégalités se seraient creusées au cours de la dernière décennie[6].
C’est dans ce contexte de crise des marchés du travail et d’appauvrissement que la sécurité sociale se présente, plus que jamais, comme un privilège convoité.


[1] - On doit supposer une sur-représentation statistique de ces catégories, plus susceptibles de s'enregistrer comme étant à la recherche d'un emploi, précisément parce qu'ils en attendent un de l'État, et plus aptes à correspondre aux définitions conventionnelles du chômage.
[2] - Cette tendance est à la fois encouragée, justifiée et déplorée par la Banque mondiale.
[3] - Au cours de la première moitié des années 1990, en Jordanie, les employés privés représentent 58% des personnes du quintile des revenus le plus bas, et les employés dans la production gouvernementale de biens et de services, 27,9%. En Égypte, un tiers des pauvres urbains travaillent dans des emplois de production, de transport et communication et de services (Van Eeghen 1995).
[4] - Si l’on se réfère aux seuils définis au niveau national, la pauvreté mesurée par l’indice numérique s’est considérablement accrue en Algérie (passage de 12,2% de la population totale en 1988 à 22,6% en 1995) et au Maroc (de 13,1% en 1990-91 à 19% en 1998-99) tout comme certainement en Palestine (évaluation en 1998 : 23%). Elle se serait maintenue en Tunisie (autour de 7,5% en 1990 et 1995) et se serait réduite en Egypte (26% en 1981, 22,9% en 1995-96) et en Jordanie (18,7% en 1987, 11,7% en 1997. Soulignons toutefois que la détermination de seuils, et donc de taux nationaux de pauvreté répond à des objectifs politiques et internationaux qui en affectent parfois la rigueur.
[5] - Le ralentissement de la migration comme facteur redistributif intra-régional a joué un rôle important dans la croissance des inégalités. Des évaluations divergentes existent, mais la Banque mondiale estime que, entre 1990 et 1995, les revenus d’émigration de l’Egypte ont baissé de près de 10%,  ceux du Maroc de 5,5%, alors que ceux de la Tunisie ont légèrement augmenté (World Bank 2002).
[6] - En dépit des évolutions inquiétantes, il demeure toutefois que les pays arabes bénéficient encore de l’une des répartitions du revenu les plus égalitaires du monde, avec un coefficient de Gini moyen de 36,4 pour la période 1995-1999, et une part de 7,2% des revenus en moyenne allant au quintile le plus pauvre (à titre de comparaison, les 20% les plus pauvres au Brésil percevaient, au début des années 1990, 2,4% du revenu, et en Indonésie 8,8%). Ils sont d’ailleurs classés dans les groupes 3 et 4 établis par la CNUCED sur une échelle de 5, le groupe 1 comprenant les pays où les inégalités sont les plus fortes, et le 5 inversement.

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